Le gouvernement a décidé de nationaliser toutes les boucheries-charcuteries de France!
Émerveillé par le succès de l’Éducation nationale, le gouvernement décide que désormais les boucheries-charcuteries fonctionneront sur le même modèle que l’école monopolisée.
Émerveillé par le succès de l’Éducation nationale, qui permet à des millions d’enfants d’apprendre à lire et à écrire, qui les épanouit et qui les ouvre à la vie et qui est gratuite, le gouvernement décide que désormais les boucheries-charcuteries de Bordurie fonctionneront sur le même modèle que l’école monopolisée. En effet, si apprendre est essentiel à la vie, manger l’est tout autant. Il est donc absolument indispensable que tous les Bordures puissent avoir accès à de la viande de qualité. Et cela, seul l’État peut s’en charger, car seul l’État est neutre, désintéressé et préoccupé uniquement par le bien commun et l’intérêt général. La boucherie est un service public et celle-ci doit véhiculer les valeurs de la Bordurie. À partir de la rentrée prochaine, il est donc décidé de créer un grand ministère de la Boucherie nationale et d’établir le monopole de l’État sur la boucherie.
Pour cela, toutes les activités privées de boucherie sont interdites. Tous les bouchers sont interdits de travail sur l’ensemble du territoire bordure. Ils doivent cesser leur activité et quitter la Bordurie. Les boucheries sont nationalisées et deviennent possession de l’État. Désormais, pour être boucher, il faudra avoir réussi un concours administratif et passer deux ans dans une École Supérieure de la Boucherie et des Métiers de Bouche où l’on apprendra aux impétrants bouchers comment transmettre les valeurs de la Bordurie au sein de la boucherie.
Voilà donc le jeune Barnabé qui a toujours rêvé d’être boucher charcutier. Il consacre deux longues années à préparer son concours d’agrégation boucherie. Les épreuves sont dures. Il faut être incollable sur les origines de la Bordurie, sur les thèses de Gallien au sujet de la consommation de viande, sur la composition exacte de la joue de bœuf et ses composés chimiques. Il y a également une épreuve de culture générale très difficile où sont posées des questions sur la composition des biocarburants et sur les 150 manières d’aiguiser un couteau.
Si le candidat maîtrise parfaitement ces sujets, alors il deviendra agrégé boucher. Il pourra donc travailler en boucherie pour découper la viande, la préparer et la servir aux clients. Que les compétences demandées au concours n’aient aucun rapport avec le métier qu’il sera amené à exercer ne pose aucun problème. Cela, il l’apprendra dans son ESBMB. Barnabé, élève brillant, a réussi son concours. Le Ministère de la Boucherie nationale l’envoie dans une ville située à 500 km de la ville dont il est issu. Il pourra revenir travailler dans sa ville uniquement quand il aura acquis suffisamment de boucheries’s. Chaque année, les bouchers cumulent des points boucherie’s et, en fonction du nombre de points obtenus, ils peuvent changer de ville. C’est en effet le Ministère qui décide de l’endroit où les bouchers doivent travailler.
Voilà donc Barnabé qui débarque à la frontière de la Syldavie. La moitié de la semaine, il la passe dans son ESMBM, pour apprendre la théorie de la boucherie, l’autre moitié de la semaine il est dans sa boucherie. Barnabé aime beaucoup son métier, même si au début il lui faut tout apprendre. En effet, connaître la composition chimique des biocarburants n’aide pas beaucoup pour nouer un gigot, et être incollable sur la compensation carbone des éoliennes ne s’avère pas toujours utile quand il s’agit de préparer des steaks. Heureusement, le patron de Barnabé est patient avec lui.
Au bout de six mois, il commence à bien se débrouiller. Alors, un Inspecteur du Ministère vient le voir. Horreur. L’Inspecteur constate que Barnabé utilise un couteau à manche bleu. Cette couleur véhicule des stéréotypes de genre. Barnabé devra donc utiliser un couteau à manche rose. De même, les sages du Conseil national de Boucherie se sont dit que ce serait bien mieux si les bouchers droitiers tenaient leur couteau de la main gauche. Le Ministre a donc rédigé une directive en ce sens. À partir de maintenant, il est interdit aux bouchers de faire usage de leur main droite, sauf s’ils sont gauchers. Barnabé n’était pas au courant de cette nouvelle directive. Il est donc sanctionné par l’Inspecteur.
Depuis que l’État a établi le monopole de la boucherie, les Bordures sont heureux. Mais en interne le Ministère s’affole. En effet, la production de viande a elle aussi été nationalisée, si bien que l’on constate une très forte baisse de la qualité de celle-ci et que certains départements commencent à manquer de viande. La qualité de la viande vendue baisse, et la population se détourne des boucheries, préférant consommer du poisson ou de la volaille. Les boucheries sont désertées et les bouchers s’ennuient.
C’est là que le gouvernement décide d’œuvrer pour le progrès social et l’égalité. Jamais à court de générosité, il fait voter une loi qui rend obligatoire le passage à la boucherie au moins une fois par semaine. Cette loi est suivie d’une autre loi, la gratuité de la boucherie. Oui, vous avez bien lu : la boucherie, c’est gratuit. Désormais, le peuple pourra se rendre dans la boucherie de son quartier et y prendre autant de steaks, de saucissons, de côtes de bœuf que voulu, il n’aura rien à payer : tout est gratuit. Le bon peuple est émerveillé par tant de générosité sociale et ne cesse de louer le gouvernement qui a tant œuvré pour le progrès social et pour la justice sociale.
Mais rapidement les réserves s’épuisent. Le gouvernement décide donc, toujours afin d’œuvrer pour plus d’égalité et de justice, de créer des heures produits. Les andouilles ne sont délivrées que le mardi matin de 10h à 11h. Les steaks hachés, le jeudi après-midi, de 15h à 16h et ainsi de suite. Cela est valable dans tout le pays, toutes les boucheries devant s’aligner sur les directives du Ministère. Il n’est pas envisageable de donner une marge d’autonomie aux boucheries dans le choix des produits distribués, ni des horaires où ils sont distribués.
Mais la viande se frelate. Chaque année, on constate que des centaines de jeunes meurent après avoir consommé de la viande des boucheries d’État. Pour 30% d’entre eux, cette viande avariée provoque des lésions cérébrales qui obèrent fortement leurs capacités mentales. Pour y faire face, le gouvernement décide donc de lancer dans les boucheries un grand plan de défense des valeurs de la Bordurie. Toutes les boucheries devront afficher des panonceaux dans leur magasin vantant la justice, l’égalité et la justice égalitaire. La réponse du gouvernement est à la hauteur du drame que constituent ces enfants morts et ces autres enfants fortement handicapés.
On découvre que certains parents contournent le système. Ils vont chercher de la viande pour leurs enfants, mais ils ne la leur font pas manger, de peur que ceux-ci en meurent ou deviennent handicapés. Une fois chez eux, ils la jettent et leur servent du poisson. Face à cette atteinte inacceptable aux valeurs de la Bordurie, le gouvernement décide que les enfants mangeront leur viande sur place. Il n’est pas question que des parents puissent se substituer à l’action bienveillante de l’État.
L’Inspecteur revient voir Barnabé et découvre, horrifié, que celui-ci tient son couteau de la main gauche. Il n’a pas lu la dernière directive du Ministère qui rend obligatoire de tenir le couteau de la main droite. Pour cette lourde faute, Barnabé est sanctionné.
Mais Barnabé a déjà eu deux clients qui sont morts à cause de la viande qu’il a été obligé de leur servir. Trois autres sont lourdement handicapés, souffrant de lésions cérébrales importantes. Un ne sait pas lire, un autre n’arrive pas à déchiffrer un programme de télévision, et le troisième ne peut pas écrire sans faire d’importantes fautes d’orthographe. Barnabé décide donc de quitter ce métier et de faire autre chose. Après dix années passées au service de l’État et des valeurs de la Bordurie, il quitte le Ministère. Il découvre d’ailleurs qu’il n’est pas le seul. Des milliers d’autres personnes sont parties et l’État n’arrive pas à recruter des bouchers pour les remplacer.
Au Ministère, on s’inquiète des échecs de cette nationalisation. Le système coûte cher, plusieurs dizaines de milliards de bordure’s par an. Les enquêtes internationales montrent que la qualité de la viande ne cesse de baisser, notamment par rapport au voisin Syldave qui a décidé la privatisation de toutes ses boucheries d’État. Surtout, plus personne ne veut être boucher. Le Général a eu beau annoncer le recrutement de 60 000 bouchers supplémentaires, il y a moins de candidats que de postes à pourvoir. Cela menace gravement la transmission des valeurs de la Bordurie, but ultime des boucheries bordures. Le gouvernement a donc pris sa décision : il forcera les Bordures à être boucher. Désormais, tous les Bordures entre 23 et 26 ans devront obligatoirement travailler 3 ans dans les boucheries de Bordurie. Si la mesure peut paraître coercitive et contraignante, c’est pour sauver le système de boucherie que le monde entier nous envie, et pour œuvrer à l’épanouissement de la solidarité, de la justice et de l’égalité.
Une fable politique de Jean-Baptiste Noé.
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